Article mediapart – 31 Janvier 2018
Un décret autorise certaines préfectures à déroger aux normes sur l’environnement, l’agriculture, les forêts, l’aménagement du territoire et la politique de la Ville.
France Nature Environnement s’inquiète : « On n’a jamais vu un tel affaiblissement du cadre juridique. »
C’est un cadeau de début d’année aux bétonneurs et pollueurs de nappes phréatiques. Depuis le 1er janvier, certaines préfectures sont autorisées à déroger aux normes réglementaires concernant l’environnement, l’agriculture, les forêts, l’aménagement du territoire et la politique de la Ville, la construction de logements et l’urbanisme. La liste des sujets couvre un si vaste champ qu’on peine à en percevoir les limites. Paru le 29 décembre, un décret offre à titre expérimental cette possibilité aux préfets des régions et départements des Pays de La Loire, de Bourgogne-Franche-Comté, de Mayotte, du Lot, de la Creuse, des Bas et Haut-Rhin ainsi que de Saint-Barthélémy et Saint-Martin, « pour un motif d’intérêt général ». Selon nos informations, l’expérimentation pourrait être étendue à tout le territoire national dans le cadre de la loi pour une société de confiance qui vient d’être adoptée par les députés et doit être examinée par le Sénat.
Vertueuse en soi, cette invocation de l’intérêt général fait frémir les juristes que Mediapart a sollicités tant elle sert, partout depuis des années, à justifier les bétonnages et les destructions de biodiversité. Cette expérimentation concerne les décisions non réglementaires : autorisations d’installation, déclarations d’utilité publique par exemple. Elles devront néanmoins être compatibles avec les engagements européens et internationaux de la France. L’objectif affiché de ce décret est de « tenir compte des circonstances locales », d’« alléger les démarches administratives », de « réduire les délais de procédure » et de « favoriser l’accès aux aides publiques ».
Pour Florence Denier-Pasquier, juriste à France Nature Environnement (FNE), « c’est un très mauvais signal qui prolonge une tendance lourde au détricotage du droit de l’environnement. Vu l’ampleur des sujets concernés par ce décret, on n’a jamais vu un tel affaiblissement du cadre juridique. C’est tellement vaste. Qu’est-ce qui reste encore couvert par le droit réglementaire national bien identifié ? ». Référent transports pour les Amis de la Terre, Daniel Ibanez s’inquiète également : « L’État s’autorise à déroger au nom de l’intérêt général à ses propres règles, prises par définition au nom de l’intérêt général. C’est absurde et dangereux. » Un rapport d’évaluation doit être envoyé au gouvernement dans les derniers mois du dispositif. Mais qui garantit qu’il le sera réellement ? En application de la loi d’orientation sur les transports, chaque infrastructure financée par fonds publics doit faire dans les deux à cinq ans l’objet d’un bilan de ses résultats économiques. Celui de l’autoroute de la Maurienne a été publié avec seize ans de retard, pointe Daniel Ibanez. Celui de l’autoroute Pau-Langon avec deux ans de retard, comme celui de la ligne TGV Perpignan-Figueras.
Avocate, notamment contre le barrage de Sivens (Tarn), Alice Terrasse explique que « si certains domaines comme l’attribution de subventions ou le soutien en faveur des acteurs économiques méritent peut-être un traitement plus local, il n’en est pas de même d’autres matières comme l’environnement, qui impose au contraire l’application uniforme de règles adaptées aux enjeux du territoire national et auxquelles il ne saurait être dérogé par simple arrêté, pour la satisfaction d’intérêts économiques par exemple ».
Pour sa part, Florence Denier-Pasquier considère que « ce décret pose une question d’égalité devant la loi. Et risque d’être très difficile à mettre en œuvre car ce texte n’est pas clair. Ce n’est donc pas vraiment une simplification du droit, avec le risque de créer une grosse usine à gaz. Rappelons que 80 {86109fcefb9d5fbf2092dbb1701a32b0efbb9d053e27c85c00bc43ee4b9e74d0} du droit de l’environnement vient du droit européen. Le respect des engagements européens (études d’impact environnemental, respect des obligations de résultat, encadrement des dérogations) limite, sur le papier, beaucoup les possibilités d’application de ce décret… Dans les faits, des expérimentations pourraient créer une véritable insécurité juridique, contraire à l’objectif affiché ».
Le Syndicat national de l’environnement-FSU a envoyé une lettre à Nicolas Hulot pour l’alerter sur les conséquences d’une telle dérogation pour les agents de la fonction publique. « La recherche d’une décision adaptée au contexte local sans céder en rien aux objectifs des politiques publiques est l’une des raisons qui donnent toute sa valeur au lien qu’entretiennent les services déconcentrés, en particulier les DREAL, avec votre ministère. » Joint par téléphone, Patrick Saint-Léger, secrétaire national du Syndicat des personnels de l’environnement, s’interroge : « Comment vont se passer les instructions de demande d’autorisation au titre de la loi sur l’eau ? Tous les aménagements à proximité d’un cours d’eau sont concernés par cette dérogation, ainsi que les plus gros élevages industriels. On a déjà constaté des situations locales où des préfets agissent plus en aménageurs qu’en protecteurs de l’environnement au nom de l’emploi. Toutes les communes ne répondent pas aux obligations d’assainissement. Que va entraîner une dérogation aussi explicite à la loi ? »
Le cabinet de Nicolas Hulot assure avoir été consulté et souligne que plusieurs garanties cumulatives ont été prévues, puisque chaque dérogation doit être motivée, que l’expérimentation est limitée dans le temps et dans l’espace, et qu’un document doit évaluer le rapport coût/bénéfice de cette approche.
Sollicité par Mediapart, le cabinet de Gérard Collomb n’a pas répondu à nos questions. Cosignataire du décret, le cabinet d’Annick Girardin explique que l’esprit de l’expérimentation est de simplifier les normes, au regard de la profusion de règles, et de déplacer les contraintes inadaptées : « L’objectif est de simplifier la vie du citoyen. » Et se veut rassurant : « Les décisions seront prises au cas par cas. On ne crée pas une application dégradée du droit, elle reste toujours sous le contrôle du juge. » Les communes de Saint-Barthélémy et de Saint-Martin ont été ajoutées à l’expérimentation compte tenu des besoins de reconstruction après le passage du cyclone Irma.
Dans son annonce de l’abandon de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, Édouard Philippe a assuré que les infrastructures continueraient d’être construites. Par ce décret, le gouvernement s’accorde une latitude inédite pour y parvenir.
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